INTRO

Introduction à l'accordéon

On a bien raison de dire que les instrumentistes connaissent mal leur instrument; qu’ils savent souvent trop peu de choses sur son histoire, sur sa facture.

Maugein

L’accordéoniste n’échappe pas à cette règle.  Alors que l’accordéon reste, au XXe siècle, l’un des instruments les plus joués au monde, l’un des plus populaires, ses adeptes sont généralement bien loin d’imaginer les péripéties mouvementées et l’intérêt passionnant de son histoire.

Le premier akkordion de Demian

L’accordéon est né à Vienne en 1829. C’est un enfant du Romantisme. Il fut le jouet des dames dans les salons bourgeois : son pouvoir expressif y fit fureur d’emblée. Ensuite, doté d’un second clavier pour la main gauche, il ne tarda pas à descendre dans la rue, puis à pénétrer jusqu’au fond des campagnes. Sa popularité, dès la fin du XIXe siècle, fut immense. Son industrie battit tous les records. On en exporta des bateaux entiers vers l’Amérique. Les fabricants rivalisèrent d’ingéniosité. Dans le Paris de 1900, il est le roi du genre « musette ». Il mène le bal dans le monde entier, séduit les chansonniers, son charme inspire les poètes. Cependant, le dispositif même qui a fait son succès – les accords fixes d’accompagnement – malgré les perfectionnements les plus ingénieux, l’empêche longtemps d’accéder à la « grande » musique, jusqu’au jour, relativement récent, ou la possibilité de renoncer aux accords préparés ou même leur suppression pure et simple permet d’aborder tous les genres d’écriture musicale.

C’est ce parcours extraordinaire accompli en un temps exceptionnellement court (un siècle et demi) que nous vous invitons à refaire dans ce livre. La destinée de l’accordéon n’est pas seulement un cas unique dans l’histoire des instruments de musique, elle est aussi, on le verra, un phénomène d’un grand intérêt ethnomusicologique et sociologique.

Le « nomadisme culturel » de notre instrument, sa désinvolture face aux barrières sociales, qui, notamment, l’a fait passer des salons à la rue, puis revenir à l’aire de danse à la salle de concert, a le don d’agacer certains. Ils oublient pourtant que la flûte est née du pipeau des bergers; que le piano a eu pour point de départ le manichodion; que le prestigieux violon fut longtemps l’instrument des ménétriers. Modestes instruments hier, ils sont devenus les porte-parole des musiques les plus élaborées. La différence, c’est que cette évolution a été beaucoup plus lente pour ces instruments-là que pour l’accordéon, création des temps modernes.

Et c’est mal poser la question que de se demander si un instrument peut prétendre interpréter de la « grande musique » quand il a connu la vogue populaire. En vérité, un genre de musique ne dépend pas de l’instrument, mais de l’instrumentiste, de son goût, de sa culture, de sa façon de concevoir la musique. Dans le domaine de l’accordéon, faute d’un modèle unique, la façon de penser la musique est liée aux instruments proposés. Les fabricants en ont offert des modèles pour jouer des mélodies, des modèles pour faire danser, des modèles « mixtes », et d’innombrables prototypes sont sortis des mains d’amateurs passionnés. Les premiers accordéons comportaient un clavier unique, à 5 touches d’abord, pour aller jusqu’à 30 touches de 1830 à 1850. Dès le milieu du XIXe siècle apparaît un second clavier, dit « d’accompagnement », de 2, puis 4, puis 8, puis 16 boutons, et qui d’un seul coup passera à 150 boutons, juste avant 1899. Après 1900, le premier clavier reprend son évolution et passe de une à deux puis trois rangées. De l’association des deux claviers bien distincts, l’un pour la mélodie, l’autre pour l’harmonie et le rythme, devait naître l’accordéon traditionnel. Et c’est à partir de ses conquêtes, mais en essayant de dépasser ses contraintes, qu’aujourd’hui des adeptes passionnés de leur instrument travaillent à faire subir à l’accordéon les ultimes mutations qui lui donneront une place à part entière dans la pratique musicale.

Avec Pierre Monichon

Si notre instrument est apparu avec le Romantisme, on est en droit de se poser la question de ses ancêtres, de sa généalogie. Quand on entreprend l’histoire de son instrument préféré, on est toujours tenté de démontrer qu’il représente le moyen d’expression musicale le plus ancien. Sans tomber dans ce travers, après avoir isolé le principe sonore utilisé par l’accordéon, c’est-à-dire l’anche libre, nous irons en rechercher les traces non seulement en Occident, mais aussi en Asie ou il est connu depuis des millénaires.

Après quoi nous suivrons pas à pas la carrière mouvementée et fulgurante de l’accordéon proprement dit, partant du modeste jouet du Viennois Demian pour aboutir aux instruments de concert adoptés aujourd’hui par des musiciens accomplis comme un Alain Abbott, Grand Prix de Rome.

Le XIXe siècle vit apparaître un foisonnement de modèles, de prototypes, de brevets qui attestent une recherche obstinée dans une direction qu’il est aisé de comprendre : ce qu’on voulait créer à l’époque, c’était, sur le principe de l’anche libre métallique, un instrument portatif, à l’accordage pratiquement indéréglable, et pouvant « filer » un ou plusieurs sons simultanés. Au milieu de tentatives innombrables et parfois abracadabrantes, l’accordéon est sorti vainqueur – encore que ses défauts aient été, selon le point de vue, plus apparents que ses qualités. Mais dès l’instant ou l’on réussit à enfermer le système de l’anche libre dans une boîte ventilée par un soufflet à main contrôlant l’intensité, un grand pas fut accompli. Le problème de l’expression, prioritaire à l’époque, était résolu. En revanche, celui de la « liberté » harmonique ne l’était pas pour les deux claviers.

Accordéon sur la table de Enzo et son Lemoncello

L’apparition de l’accordéon « chromatique », qui supplanta dans une grande mesure le « diatonique », n’apportait pas de solution à cet obstacle d’ordre musical, puisqu’il emprisonnait toujours l’exécutant dans le carcan d’accords immuables. Cependant, cette particularité (une touche = un accord) caractéristique du second clavier de l’accordéon contribua à son succès en mettant en quelque sorte l’harmonie à la portée de chacun.

Tandis que se multipliaient en Italie, en France, dans toute l’Europe d’innombrables manufactures d’accordéons traditionnels, toujours plus perfectionnés, quelques artisans motivés persévérèrent dans leurs recherches pour faire de cette boîte modeste au départ un instrument de musique vraiment digne de ce nom.

Alors que la plupart des instruments en usage aujourd’hui (l’électronique mise à part) semblent avoir atteint un état à peu près imperfectible, on note que l’évolution de l’accordéon, elle, se poursuit à l’époque contemporaine.

Étayé par une documentation puisée aux sources les plus sérieuses et très souvent de première main, cet ouvrage, qui traite des origines de l’accordéon, des méthodes qu’il a inspirées, de son jeu, enfin de ses interprètes, devrait faire un sort à de trop nombreuses descriptions erronées, souvent reprises dans les dictionnaires, qui datent en général de plus d’un siècle et qui ne peuvent qu’apporter de la confusion dans les esprits.

D’un côté, le simple mélomane sensible à la générosité expressive de l’accordéon, de l’autre le compositeur curieux des possibilités spécifiques de l’instrument trouveront ici, nous l’espérons, les réponses aux questions qu’ils se posent. Mais c’est avant tout aux accordéonistes eux-mêmes qu’est destiné ce livre consacré à celui que Norbert Dufourcq a appelé « le grand romantique ».

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